Tribune

Emin Alper

Pour le réalisateur turc Emin Alper, la culture prémunit la population contre la soumission à un dictateur et lui offre aussi un refuge.

L’idée que l’art et la culture élargissent notre champ de liberté, en augmentant notre imagination, en nous laissant penser l’impensable, en multipliant nos moyens d’expression, nous est familière. Cependant, en des temps extraordinaires, l’art et la culture peuvent-ils nous aider à défendre nos libertés ?

Cette question n’a peut-être aucun sens pour beaucoup, mais elle est tout à fait pertinente dans un pays comme le mien, la Turquie, où vous perdez vos libertés jour après jour ; dans un pays où l’autoritarisme s’installe grâce à des méthodes d’un autre âge (manipulation des clivages sociaux, propagation des théories du complot et de l’idée que seul un leader fort peut sauver le pays des ennemis de l’intérieur et de l’extérieur). Sommes-nous tout à fait impuissants alors qu’une tyrannie s’approche lentement, mais de manière irrévocable ?

Dans un pays développé, l’utilité de l’art et de la culture est un sujet de discussion récurrent. On vous demande parfois pourquoi une société ayant peu de moyens devrait dépenser une partie de ses -revenus pour l’art et la culture, car cela ne semble pas être d’une grande utilité. Voici ma réponse : l’art améliore la capacité d’intelligence du peuple, donc de la force de travail, et conduit ainsi à une augmentation de la productivité de l’industrie et, de ce fait, à l’augmentation du revenu national.

Nous avons de nombreuses raisons de penser que l’art et la culture aident à produire des gens cultivés ayant un sens développé de l’empathie, de la maîtrise de soi et du respect des autres, et toutes ces qualités diminuent la probabilité d’abandonner la société à un dictateur. Le grand sociologue allemand Max Weber – 1864-1920 – croyait que la politique parlementaire serait comme une école où des leaders charismatiques ayant un talent authentique recevraient un enseignement, comme ce fut le cas de la tradition parlementaire anglaise.

Cependant, la République de Weimar (à laquelle Weber a contribué) a produit en quelques années un autre leader charismatique, très différent de celui que Weber avait envisagé : Adolf Hitler. Ni la République de Weimar ni l’héritage culturel riche et brillant de Goethe, Thomas Mann, Bertolt Brecht et Alfred Döblin n’ont pu sauver le pays. L’art et la culture ne peuvent offrir de garanties pour sauver nos libertés ; la science, l’histoire, l’expérience et la raison ne le peuvent pas plus.

Survivre en imaginant

Cependant, l’art peut faire quelque chose contre la tyrannie. Il peut nous aider à survivre. Il peut créer une certaine forme de liberté que personne ne peut nous enlever. La liberté d’être en contact avec des personnages véritables ou imaginaires de chefs-d’oeuvre de l’histoire culturelle de l’humanité. La liberté d’avoir des conversations avec des fantômes qu’aucun despote ne peut voir.

Je suis sûr qu’Asli Erdogan – une célèbre romancière turque actuellement en prison – est en train de lire Souvenirs de la maison des morts, de Dostoïevski (ou du moins elle l’imagine si ce livre n’est pas disponible dans la bibliothèque de la prison). Je suis sûr qu’elle songe à comment l’auteur de ce grand -livre a survécu à la réclusion à perpétuité en Sibérie en ne lisant qu’un seul chef-d’oeuvre de la culture humaine, la Bible.

En prison ou au dehors, nous essayons tous de survivre en imaginant que nous parlons à des personnes réelles ou imaginaires, parfois au prisonnier révolutionnaire Giulio Manieri des frères -Taviani, parfois aux exilés politiques romantiques de la Russie du XIXe siècle, comme les appelle l’historien britannique E. H. Carr (1892-1982), parfois à Soljenitsyne au goulag, parfois aux héros de Conrad, Kundera, Bertolucci, Saura et d’autres. Personne ne peut les voir, personne ne peut nous les prendre.

Emin Alper
Le Monde, 17 novembre 2016